Des inégalités dans la douleur

La vulgarisation scientifique adresse régulièrement la question floue des inégalités dans la douleur. De glissements sémantiques en approximations, de déductions hardies en affabulations, c’est finalement de tout autres phénomènes qu’elle nous parle involontairement.

Le 4 mai dernier, l’émission On n’est pas que des cobayes ! sur France 5 se proposait de répondre à la question suivante : « Sommes-nous tous égaux face à la douleur ? ». En général, lorsqu’est formulée la question de savoir si nous sommes tous égaux face à quelque-chose, c’est pour y répondre par la négative, après l’avoir reformulée en question de savoir si les êtres humains naissent différemment équipés pour y faire face, et en assimilant (faussement [1]) la question des différences innées à celles des différences de patrimoine génétique. Voyons ce qu’il en a été.

SCN9A, le « gène de la douleur »… mais qu’est-ce que la douleur ?

L’émission de France 5 aurait pu aborder de front la question des différences d’origine génétique. Le magazine Sciences et Avenir ne nous avait-il pas appris en 2007 qu’un chercheur venait de trouver « le gène de la douleur », le « gène SCN9A qui contrôle la quantité d’influx nerveux transitant par les canaux à sodium », dont une mutation rend les Qureshi (un clan du nord du Pakistan) « insensibles à la douleur » [2] ? Il est vrai que ce compte-rendu journalistique plus qu’approximatif était trompeur : ce n’est pas l’influx nerveux qui transite par les canaux à sodium, et ce gène n’a pas le pouvoir de directement contrôler une quantité d’influx nerveux [3] ; le chercheur en question n’avait pas « trouvé » ce gène, car on savait déjà que sa mutation était susceptible de causer des troubles de la douleur [4] ; parler du « gène de la douleur » a peu de sens dans la mesure où de nombreux gènes (et facteurs non génétiques) sont impliqués dans le développement et le fonctionnement du substrat biologique de la douleur [5] ; les personnes en question ne sont pas tant insensibles à la douleur qu’aux stimuli qui normalement la provoquent.

En effet, ce gène est impliqué uniquement dans le processus sensoriel de détection des stimuli associés à un risque de lésion tissulaire (appelé nociception). Le résultat de ce processus est simplement un signal généré par le système nerveux périphérique, non une douleur. Chez ces personnes, ce signal n’est pas produit du fait de la possession de deux copies dysfonctionnelles du gène SCN9A (favorisée par la forte consanguinité dans ce clan), d’où une absence de nociception, et in fine une absence de douleur.

La douleur est l’expérience subjective qui naît du traitement de ce signal, ledit traitement impliquant diverses aires du système nerveux central et divers processus mentaux associant des composantes sensorielles, émotionnelles et cognitives qui déterminent son intensité perçue comme son intensité exprimée (voir ci-dessous une représentation schématique de l’élaboration de la douleur).

Le cas des pathologies rares causées par certaines mutations du gène SCN9A aurait néanmoins pu être traité par l’émission de France 5, celles-ci constituant de fait des inégalités naturelles dans la douleur. Mais ça n’était manifestement pas le sujet. Il s’agissait plutôt d’évoquer des inégalités naturelles plus communes, or l’hypothèse d’une influence de la variabilité commune du gène SCN9A sur la perception des stimuli douloureux est peu étayée [6]. L’émission de France 5 aurait pu évoquer une autre inégalité dans la douleur, beaucoup plus courante et présumée d’origine génétique, qui a fait plusieurs fois les choux gras de la vulgarisation scientifique ces dernières années.

Les roux (ou les rousses) plus douillets à cause du gène MC1R ?

Fin 2009, le magazine Sciences Humaines annonçait, par la voix d’un de ses journalistes par ailleurs rédacteur en chef du Cercle Psy, qu’une étude venait de montrer que « les roux » redoutaient les soins dentaires bien plus que « les blonds, les bruns et les châtains », la cause en étant qu’« ils sont plus résistants à l’anesthésie » locale comme à l’anesthésie générale, et que cette « injustice aurait un responsable : le gène MC1R, dont une mutation provoquerait à la fois rousseur, peau diaphane et plus grande sensibilité à la douleur » [7]. Comme souvent, les sites web adeptes de l’infotainment racoleur en matière de vulgarisation scientifique n’avaient pas hésité à pousser encore plus loin l’extrapolation de cette étude, tel Slate.fr affirmant carrément (en se basant sur les informations diffusées par Sciences Humaines) : « les roux sont plus douillets », « cela tient à la génétique », cette étude « vient en effet de démontrer que les individus aux cheveux couleur de feu sont naturellement plus douillets », et « le responsable », c’est « le gène MC1R, dont une mutation provoque à la fois rousseur, peau claire et plus grande réactivité à la douleur » [8]. Or s’il n’y a aucun doute sur le lien entre gène MC1R et rousseur [9], son lien éventuel avec la douleur est une tout autre histoire (les lecteurs pressés pourront sauter le paragraphe qui suit pour se rendre directement ici).

La première étude suggérant une particularité des roux en la matière, menée par un groupe d’anesthésistes de l’Université de Louisville (Etats-Unis), avait pour objectif de vérifier la pertinence d’un on-dit. Médiatisée dès 2002 à l’occasion de sa présentation à un congrès de la Société Américaine d’Anesthésiologie, cette étude a fait l’objet d’un article scientifique publié en 2004 [10]. Menée sur 10 femmes rousses et 10 brunes, non répliquée à ce jour, ne portant pas exactement sur la résistance à l’anesthésie générale, cette étude avait un dispositif expérimental qui n’impliquait pas du tout la notion de douleur [11]. Les anesthésistes signalaient dans cet article qu’un autre groupe de chercheurs avait publié en 2003 un résultat – jugé par eux contradictoire – suggérant que les femmes rousses pourraient en fait être plus sensibles à certains opiacés endogènes atténuant la douleur [12].

En 2005, ce même groupe d’anesthésistes a publié une étude portant sur 30 femmes rousses et 30 brunes suggérant une moindre efficacité chez les premières d’un anesthésique local typiquement utilisé par les dentistes [13]. Ils rapportaient dans le même article une sensibilité supérieure aux stimuli thermiques douloureux chez les rousses, mais une absence de différence entre rousses et brunes dans la sensibilité aux stimuli électriques douloureux (or c’est un stimulus électrique qui avait été utilisé pour aboutir à leur conclusion de 2004 que les rousses avaient besoin de 19% d’éther en plus pour que leur immobilité soit maintenue durant une anesthésie générale). Dans un article également publié en 2005, le groupe de chercheurs qui avait publié celui de 2003 a rapporté quant à lui une moindre sensibilité aux stimuli électriques douloureux chez les femmes rousses par rapport aux autres femmes et aux hommes (roux ou non) [14]. Finalement, un article publié en 2009 – c’est lui qui a suscité la publication de Sciences Humaines citée plus haut – a rapporté une observation suggérant que les roux redoutent davantage les soins dentaires que les non roux [15].

En résumé :
– l’affirmation par Sciences Humaines fin 2009 que les roux « sont » plus résistants à l’anesthésie générale et à l’anesthésie locale que les blonds, les bruns et les châtains n’est étayée que par deux études préliminaires, menées sur respectivement 10 et 30 femmes rousses et le même nombre de femmes brunes, non répliquées;
– en suggérant une plus grande sensibilité à la douleur chez les roux, le magazine relaie sans distance critique une hypothèse des auteurs de l’article dont il rend compte, sans informer ses lecteurs de l’existence d’un débat scientifique à ce sujet.

Ce débat avait pourtant été explicité non seulement dans les articles sources, mais aussi dans la presse (anglo-saxonne). Dans un entretien publié trois mois plus tôt, le leader d’un des deux groupes de chercheurs impliqués avait en effet reconnu qu’on ne pouvait conclure ni dans un sens, ni dans l’autre, et recommandé qu’un autre groupe réalise une étude indépendante [16]. C’est ce qui s’est passé depuis, et on n’est guère plus avancé. En effet, une étude publiée en 2011, menée par des chercheurs danois sur 20 femmes rousses et 20 non rousses, a trouvé une absence de différence entre les deux groupes dans la sensibilité aux stimuli douloureux de type chaleur ou pression, et une moindre sensibilité des rousses à l’hyperalgésie induite par l’application cutanée de la substance active du piment [17].

La littérature scientifique existant sur le sujet est très loin de permettre de savoir si les roux (ou les rousses) sont en moyenne plus (ou moins) sensibles aux stimuli douloureux (ou à certains d’entre eux) que les autres. Le cas échéant, elle ne permettrait pas non plus d’affirmer que les variantes du gène MC1R ont une influence biologique sur cette sensibilité (ni d’ailleurs sur la dose d’opiacés nécessaire pour atténuer une douleur [18]). Cela n’a pas empêché en mars 2012 deux importants sites web d’information francophones, Atlantico.fr et Huffington Post Québec, d’annoncer l’un que les roux « seraient moins sensibles à la douleur », l’« explication des scientifiques » étant que le gène MC1R « jouerait aussi sur le système nerveux », l’autre au contraire que les roux « souffrent plus que les têtes brunes ou noires ». L’inanité de ces annonces contradictoires quasi simultanées est d’autant plus manifeste qu’il s’agissait dans les deux cas d’une fausse actualité scientifique, aucun nouveau résultat ne venant d’être publié [19]. Compte tenu de son objectif d’apporter un regard scientifique sur les idées reçues, l’émission de France 5 aurait pu s’atteler à ces croyances circulant au sujet des roux. Mais elle a préféré se focaliser sur une autre idée reçue.

Les hommes pas tous égaux face à la douleur (surtout les femmes)

En fait, derrière la question « sommes-nous tous égaux face à la douleur ? » se cachait celle de savoir si la croyance selon laquelle les femmes « résistent » mieux à la douleur est scientifiquement fondée. Car vous ne le saviez peut-être pas, mais on dit fréquemment que les femmes sont plus résistantes à la douleur que les hommes pour la « raison simple » que « la nature les préparerait ainsi aux douleurs de l’accouchement », or comme l’émission de vulgarisation scientifique E=M6 nous l’avait déjà expliqué en 2005 et 2007, elles y sont en fait plus sensibles à cause de leurs hormones [20].

C’est maintenant au tour de France 5 de déconstruire cette idée reçue manifestement si importante et gravement erronée qu’elle mérite qu’on s’y attaque. Pour ce faire, rien de plus simple : il suffit de prendre 4 femmes et 4 hommes, d’inviter un expert (Dr X, rhumatologue travaillant dans un centre hospitalier d’évaluation et de traitement de la douleur) qui va leur appliquer des stimuli électriques douloureux de niveau croissant, de leur demander d’évaluer l’intensité de leur douleur à chaque étape, et de comparer les évaluations moyennes des femmes et des hommes. Ce test va permettre de « comparer la résistance à la douleur des filles et des garçons », nous explique la voix off qui au fil de la séquence le requalifie systématiquement en test du « seuil de résistance à la douleur ». Lorsqu’Amélie donne des notes deux fois plus élevées que Matthieu qui l’a précédé, la voix off commente : « Contrairement à Matthieu, Amélie a plus de mal [sic] à résister ». A l’issue de l’expérience, Agathe (la fille en tenue de soirée jouant le rôle de spectatrice des expériences qui sied à son sexe) demande à David (la garçon en blouse blanche, basquets et cheveux en pétard jouant le rôle du savant qui les conçoit et les interprète [21]) ce que donne la comparaison effectuée grâce au super calculateur dont seul son cerveau à lui est doté.

Voici comment se termine le commentaire de l’expérience :

Voix off : Au final, les garçons ont donné une note de ressenti de la douleur moins élevée que les filles, et plus la douleur est importante, plus l’écart se creuse.
Dr X : On n’est pas tous égaux dans la douleur. C’est pas simplement une histoire de fille et de garçon, mais chez les filles, on estime qu’il y a quand même des facteurs biologiques d’une plus grande sensibilité à la douleur, plus de récepteurs, des facteurs hormonaux, comme les œstrogènes, qui font qu’il y a peut-être moins de sécrétion d’endorphines…
Agathe (le coupant) : Ça, ça a été prouvé scientifiquement… ?
Dr X : Ca a été prouvé.
Agathe : … que d’un point de vue hormonal, à cause des hormones, on est plus sensibles, nous filles, à la douleur ?
Le Dr X opine du chef, et enchaîne en expliquant que le ressenti de la douleur dépend aussi d’autres facteurs. Quelques minutes plus tard, après d’autres expériences sur la douleur, la séquence de l’émission consacrée à ce sujet est conclue ainsi par Agathe : « Bon, ben le moins que l’on puisse dire, c’est que la douleur, c’est complexe : on l’a vu, il y a des paramètres psychologiques, il y a des paramètres physiologiques, on l’a vu aussi, bon, ben, les filles sont plus sensibles que les hommes, ça c’est physiologique, c’est une question d’hormones, entre autres, et puis justement pour essayer de la discipliner un peu cette douleur, […] l’hypnose est une bonne méthode. »

Au moins 500 000 personnes [22] ont donc appris ce soir-là, via « la chaîne du savoir » du service public, grâce à une émission ayant pour objectif d’ « en finir avec les idées reçues et apporter des réponses scientifiques aux croyances populaires », que les femmes sont plus sensibles que les hommes pour des raisons physiologiques, et qu’il a été prouvé scientifiquement que c’est notamment dû aux œstrogènes. Mais on peut aller encore plus loin.

La femme, un être fragile naturellement prédisposé à la souffrance

Deux gynécologues l’avaient doctement expliqué dans un livre paru en 2005 aux éditions Odile Jacob : la douleur est « presque naturelle » à « la femme », exposée à l’effet « puissant » des œstrogènes sur son système nerveux, aux « vicissitudes des variations hormonales » qui influent sur son système nerveux central (en général) et « contribuent notablement » à sa plus grande sensibilité à la douleur (en particulier) [23]. En fait, les fluctuations hormonales des femmes (et accessoirement leur manque de testostérone) sont selon eux la source d’une fragilité fondamentale qui est aussi la cause d’un surcroît de souffrances psychiques, pas seulement de douleurs physiques : ces effets sont « bien connus des gynécologues », c’est un « constat » qu’ils font tous les jours [24].

Cette vision, qui s’inscrit assez bien dans une tradition médicale pluri-centenaire attribuant maints troubles aux « dérèglements humoraux » et autres « mouvements de la matrice » auxquels sont soumis les femmes (et accessoirement à leur manque de « chaleur naturelle ») [25], est chez des gynécologues exerçant depuis de nombreuses années sans aucun doute façonnée par le biais de perception induit par leur pratique. Restait à étayer leur conviction par l’existence d’un effet des œstrogènes sur le système nerveux et à convoquer la littérature scientifique à l’appui de cette préconception. Problème : ils ont eu « la surprise de constater que peu de recherches se sont consacrées » à la question de savoir pourquoi les femmes souffrent davantage de douleurs chroniques, qui est le sujet central du livre, « et que leurs résultats aboutissent à davantage d’hypothèses, parfois contradictoires, que d’affirmations » (op. cit., p.7-8).

Concernant spécifiquement l’hypothèse d’un effet des œstrogènes sur la circuiterie neuronale participant à l’élaboration de la douleur, ils relèvent que l’interprétation des résultats des études animales est « complexe » et que les observations faites chez les humains sont « également contradictoires » (op. cit., p. 328). Comment faire alors pour apporter la réponse scientifique que les lecteurs d’un ouvrage des éditions Odile Jacob attendent ? Ils s’en sortent en réaffirmant leur certitude que les hormones sexuelles sont agissantes, mais d’une façon trop complexe pour être encore bien comprise, n’hésitant pas à invoquer par exemple une interaction pourtant loin, très loin d’être démontrée entre les œstrogènes et « le gène qui rend douillet ou courageux » (qui sous leur plume est le gène COMT) [26].

Ce que dit la littérature scientifique [27]

De nombreuses études menées sur diverses populations ont montré que les femmes se plaignent plus fréquemment de douleurs et sont plus souvent diagnostiquées comme souffrant de syndromes douloureux tels que la fibromyalgie [28]. Il semble en outre que dans un certain nombre de pathologies au moins (arthrose, sinusite, problème de dos, etc), l’intensité des douleurs associées exprimée en moyenne par les femmes est plus élevée que celle exprimée en moyenne par les hommes. Il existe un consensus scientifique sur le fait que ces différences sont au moins en partie explicables par des facteurs psychologiques et sociaux : par exemple, en moyenne les femmes recourent davantage à l’aide médicale et expriment plus volontiers leur douleur que les hommes. Mais ces études de type épidémiologique ne permettent pas de savoir si ces différences sont aussi dues à des différences de « sensibilité à la douleur » ou de « résistance à la douleur », c’est-à-dire si à stimulus douloureux « égal », les femmes ont « objectivement » plus mal, et/ou si à douleur « égale » elles ont plus de mal à rester stoïques (avec beaucoup de guillemets, car comme on l’a vu il n’est pas possible d’objectiver la douleur).

Pour adresser ces questions, des centaines d’expériences ont été menées sur des individus sains, comparant pour divers types de stimuli (chaud, froid, pression, électricité, ischémie, exercice musculaire, etc) leur seuil de douleur, leur seuil de tolérance à la douleur, et l’intensité de leur douleur [29]. Les articles rapportant les résultats de ces expériences montrent soit une absence de différences moyennes entre les sexes, soit un seuil de douleur inférieur chez les femmes, un seuil de tolérance à la douleur inférieure chez les femmes, et/ou une intensité (exprimée) de la douleur supérieure chez les femmes. Les études publiées rapportant une différence dans la direction inverse sont rarissimes.

La littérature scientifique indique donc qu’en moyenne, les femmes ont une plus grande « sensibilité à la douleur » expérimentalement provoquée. Toutefois, il faut souligner qu’alors que la différence entre les sexes de type épidémiologique est assez nette et semble robuste, celle qui ressort de ces expériences est de relativement faible amplitude, et est présente ou non selon les stimuli utilisés et selon les échantillons d’individus testés, ce qui contredit l’idée d’une plus grande sensibilité moyenne des femmes à la douleur systématique et généralisable. Par ailleurs, la plupart de ces études ont été réalisées sur des échantillons d’étudiants volontaires, qui sont loin d’être représentatifs de la population générale. Enfin et surtout, les chercheurs reconnaissent que cet effet statistique du sexe est soumis à de nombreuses variables de confusion qui empêchent de conclure à l’existence d’un effet du sexe biologique.

Comme l’indiquaient les médecins et chercheurs en sciences biomédicales auteurs d’une revue de la littérature publiée en 2009, « [d]ifférentes études animales et humaines ont montré un lien entre le sexe, le seuil de sensibilité à un stimulus douloureux et la réponse aux antalgiques.[…] Toutefois, les résultats des études humaines sont plus délicats à analyser. Le sexe réfère en fait à la détermination biologique des individus, alors que le genre décrit les différences sociales, éducatives et identitaires entre les hommes et les femmes. L’intrication des effets du sexe et du genre génère probablement des facteurs de confusion rendant difficile l’interprétation des résultats » [30].

Quid des œstrogènes ?

Il est clair que le cycle menstruel entraîne des modifications périodiques au niveau de certains tissus, celles-ci pouvant être la cause de douleurs : les règles sont fréquemment douloureuses, les hormones ovariennes peuvent provoquer à certains moments une tension des seins douloureuse, voire une migraine, etc. Mais a-t-il été « scientifiquement prouvé », comme affirmé plus haut, que les œstrogènes ou leur variation augmentent la sensibilité à la douleur via une action sur le système nerveux, et que ce phénomène est au moins en partie responsable d’une plus grande sensibilité à la douleur des femmes ?

Les auteurs du rapport de consensus publié en 2007 (cf note [27]) présentaient l’idée d’une modulation de la douleur par les œstrogènes chez l’Homme comme restant une hypothèse de recherche. Ils précisaient en outre que la synthèse locale de progestérone et d’œstradiol dans le cerveau et la moelle épinière (qui n’est pas un phénomène sexo-spécifique) avait pu faire croire à tort à un effet des hormones ovariennes sur la douleur ou l’analgésie. Selon la vaste revue de la littérature publiée début 2012 portant spécifiquement sur les causes possibles des différences entre hommes et femmes dans la sensibilité à la douleur (cf note [27]), les résultats de 10 ans de recherche ne sont pas conclusifs : ils ont indiqué des liens avec des facteurs hormonaux et physiologiques soit contradictoires, soit absents. Ce constat s’applique en particulier aux études ayant tenté de mettre en évidence un effet des hormones ovariennes en examinant les variations au cours du cycle menstruel, l’effet de l’administration transdermique d’œstradiol, celui de la prise de contraceptifs œstrogéniques, ou encore celui de la prise d’un traitement hormonal substitutif œstrogénique par des femmes ménopausées.

J’ai contacté le Dr X pour lui signaler la conclusion de cette revue de la littérature, lui dire que j’étais arrivée à la même après m’être moi-même plongée dans la lecture des études sur le sujet, et lui demander s’il avait connaissance de nouveaux résultats susceptibles de la remettre en cause et d’étayer son affirmation sur France 5. Il m’a répondu qu’il pensait que j’avais « globalement raison », qu’il avait tenu un discours plus complexe que ce qui avait été retenu au montage, que c’était surtout vis-à-vis de l’explication de la plus grande prévalence féminine de la fibromyalgie qu’il s’interrogeait sur un rôle possible des œstrogènes, et que « cette émission est plutôt ludique, et ne revendique pas de caractère vraiment scientifique » [31]. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’aurait pas été aussi affirmatif et n’invoquerait pas la dimension ludique de l’émission pour excuser son dérapage si celle-ci avait adressé des idées reçues à caractère raciste ou antisémite.

« Ça fait mal », ça fait pas mâle

Dans la littérature de vulgarisation, un déplacement est presque systématiquement opéré faisant passer de la question des inégalités dans les douleurs vécues (dans quelle mesure les individus ont mal) à celle des inégalités face à la douleur (dans quelle mesure ils souffrent de leurs douleurs ou sont capables d’y faire face), la confusion étant permise par le fait qu’on ne peut mesurer objectivement la douleur. En fait, les glissements opérés tendent à assimiler une forme de sensibilité physique à la forme de faiblesse psychologique ou morale dont rend compte le terme « douillet », dont il faut à ce stade rappeler la définition et les antonymes : « exagérément sensible aux petites douleurs physiques », versus « courageux, endurant, stoïque » (Petit Robert 2012, sens n°2).

C’est assez bien illustré dans les cas cités plus haut : l’absence de sensations douloureuses des Qureshi et reformulée en insensibilité à la douleur, la possible sur-sensibilité des roux à certains stimuli douloureux conduit à les qualifier de douillets, un test dans lequel les participants indiquent comment se situe la douleur qu’ils ressentent par rapport à la douleur maximale imaginable par eux est décrit comme testant leur résistance à la douleur et permet d’affirmer que les femmes sont plus sensibles à celle-ci, le dernier exemple étant le plus éclatant, où le surcroît de douleurs exprimé par les femmes est requalifié en fragilité essentielle vis-à-vis des stimuli douloureux, celle-ci étant apparentée à la fragilité émotionnelle et affective qui constituerait une « prédisposition de la femme à la dépression », et où un gène censé augmenter ou « affaiblir » l’activité d’une enzyme selon les allèles dont on a hérité rend soit « résistant » à la douleur et donc « courageux », soit « sensible » à la douleur et donc « douillet » (cf les passages cités dans [23] à [26]).

C’est aussi le cas dans Science & Vie à chaque fois que la question des différences entre hommes et femmes en ce domaine est abordée [32] :
– en 2005 lorsqu’est recommandée la lecture du livre des gynécologues censé adresser la question de savoir pourquoi les femmes souffrent davantage : selon le magazine ce livre donne des clés pour comprendre « pourquoi hommes et femmes ne sont pas égaux devant la douleur »;
– en 2008 dans une introduction à un test sur la douleur : « […], nous ne sommes pas égaux face à la douleur. Sur l’ensemble des personnes confrontées à la douleur, 56 % sont de sexe féminin et 44 % de sexe masculin… Et vous, êtes-vous douillet, ou faites-vous partie des 5 % qui ne le sont pas ? »;
– en 2012 en titrant « les femmes sont plus sensibles à la douleur » pour rendre compte de l’étude venant de montrer que dans diverses pathologies, les patients évaluent en moyenne leur douleur à un niveau supérieur lorsqu’il s’agit de femmes.

Ces glissements de sens mettent en lumière un élément qui est peut-être une des clés du compte-rendu médiatique de ces études sur la douleur : se dire peu sensible à un stimulus manifestement douloureux, c’est exprimer des qualités physiques et morales étroitement associées à l’imagerie de la virilité et de la masculinité. Ou pour le dire comme le Dr Lorin (psychiatre, du Centre d’évaluation et de traitement de la douleur du CHU de Montpellier), « supporter la douleur, c’est appartenir à la classe des hommes, affirmer la différenciation sexuelle » [33]. Refonder dans les sciences biomédicales contemporaines le vieux stéréotype de la supériorité masculine en la matière apparaît sous cet angle comme le moyen de réaffirmer un ancrage naturel des différences de genre.

La différence dans la sensibilité à la douleur y est particulièrement propice au moins pour deux raisons. D’une part, elle n’est pas a priori associée à des enjeux sociaux ou politiques, excepté dans une optique féministe différencialiste appelant à prendre en compte cette inégalité naturelle supposée pour que les douleurs féminines soient mieux prises en charge [34]. D’autre part, elle est parfaitement en phase avec un stéréotype central dans l’imaginaire hétéronormatif : celui de la femme vulnérable recherchant la protection d’un homme, et de l’homme capable de s’exposer au risque (sans crainte de la douleur) pour la protéger.

Cette dimension constitue également un élément sans doute clé d’explication des observations scientifiques elles-mêmes. Les revues de la littérature scientifique déjà citées prennent en particulier acte de l’effet avéré des attentes sociales liées aux rôles de genre : les femmes sont censées être émotionnellement vulnérables, exprimer volontiers leurs émotions en général et leur douleur en particulier, alors que les hommes sont censés être durs au mal et stoïques, ce qui affecte clairement l’expression de leur douleur en présence d’autrui. Les rôles et stéréotypes de genre peuvent aussi affecter la perception de la douleur elle-même, qui comme on l’a vu est un phénomène psychologique au moins autant que physiologique : les hommes s’identifiant à des durs à cuire peuvent de ce simple fait la ressentir moins intensément, et les femmes se croyant moins aptes à l’affronter la ressentir plus intensément [35], ou se détourner de l’endroit où est appliqué le stimulus douloureux (or une étude a suggéré que cela augmentait le seuil de tolérance).

Une myriade d’autres facteurs peuvent être corrélés au sexe et ainsi constituer des variables de confusion plus ou moins contrôlables, tels l’usage fréquent d’antalgiques qui peut créer une sensibilisation à la douleur dans le système nerveux central (or les femmes peuvent être amenées à en prendre plus régulièrement à cause de règles douloureuses par exemple), ou bien le fait de jurer, dont une étude récente suggère qu’il permet de mieux supporter la douleur (or les femmes peuvent s’en abstenir par souci de conformité aux normes de la féminité), ou encore les douleurs vécues durant la période néonatale, qui peuvent accroître la sensibilité de la circuiterie nociceptive (or il n’est pas impossible que du fait de la croyance commune et peut-être pertinente dans la plus grande fragilité des bébés mâles, ceux-ci y soient moins exposés).

L’étude scientifique de la variabilité interindividuelle dans la perception de la douleur est un sujet extrêmement vaste, complexe et passionnant. Sur ce sujet comme sur d’autres, la vulgarisation scientifique donne une image largement déformée de ce champ de recherches, parce qu’elle est prise en charge par des journalistes n’ayant pas ou ne se donnant pas les moyens de traiter l’actualité scientifique de manière précautionneuse et approfondie ou par des professionnels dont la pratique biaise la perception, et parce que la vulgarisation est guidée par les préconceptions des individus qui la prennent en charge, les enjeux sociaux du moment, ou plus trivialement par l’objectif d’attirer le chaland.

Odile Fillod

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Notes

[1] Bien qu’on oppose en général « inné » à « acquis », des différences innées entre individus – i.e. présentes dès la naissance, qu’elles se manifestent ou non, et ce immédiatement ou plus tard – peuvent être acquises au cours de la vie intra-utérine du fait de différences d’environnement chimique (hormones d’origine maternelle, nutriments ingérés par la mère, toxines éventuelles, etc) et physique (mouvements de la mère, espace disponible dans l’utérus, sons perçus, interactions avec un jumeau le cas échéant, etc). Les différences de durée de la gestation sont aussi une source potentielle de différences innées, comme on le voir par exemple chez les grands prématurés, qui souffrent beaucoup plus souvent de troubles neuro-développementaux que les enfants nés à terme.

[2] Hervé Ratel, 02/2007, « Les Qureshi insensibles à la douleur », Sciences et Avenir, n°720. Extrait : « C’est dans le nord du Pakistan, chez les Qureshi dont quelques membres sont insensibles à toute souffrance physique, que Geoffrey Woods, de l’Institut de recherche médicale de Cambridge (Angleterre), a trouvé le gène de la douleur. […] Geoffrey Woods et son équipe ont effectivement isolé chez six personnes de ce groupe une mutation commune : un défaut dans le gène SCN9A qui contrôle la quantité d’influx nerveux transitant par les canaux à sodium enchâssés dans les membranes des cellules. Etonnamment, cette mutation ne semble accompagnée d’aucun effet secondaire. Les chercheurs espèrent que cette découverte permettra la mise au point d’un nouvel analgésique […]. »

[3] Le gène SCN9A, situé sur le chromosome 2, n’intervient en fait que dans la formation de certains canaux à sodium présents dans la membrane de certaines cellules. Il code pour une protéine formant la sous-unité appelée alpha de canaux à ions sodium (Na+) d’un type particulier, les canaux NaV1.7. Ces canaux sont particulièrement présents dans la membrane des neurones sensoriels spécifiquement chargés de détecter les stimuli nocifs, distincts des autres neurones sensoriels. En permettant sous certaines conditions aux ions sodiums de rentrer dans ces cellules nerveuses, les canaux NaV1.7 jouent un rôle clé dans la génération d’un signal électrique (influx nerveux) suite à la survenance de certains événements physiques ou chimiques au niveau des terminaisons de ces cellules (appelées nocicepteurs) : pression mécanique intense, température extrême, ou contact avec certaines substances chimiques (telles qu’une substance libérée par une cellule lésée ou la capsaïcine, la substance active du piment). Selon le mode de fonctionnement de ces canaux, les nocicepteurs sont plus ou moins susceptibles de transmettre un influx nerveux. A ce titre, certaines mutations du gène SCN9A induisant des défauts de construction de ces canaux peuvent rendre les nocicepteurs hyper- ou hypo-excitables. Dans cette étude relayée par Science et Avenir, publiée en décembre 2006 (Cox et al., An SCN9A channelopathy causes congenital inability to experience pain, Nature, vol.444(7121), p.894-898), les chercheurs montraient que c’était la possession de deux copies mutées du gène SCN9A qui était à l’origine d’une incapacité congénitale à ressentir une douleur physique chez certains membres de trois familles consanguines du nord du Pakistan. Dans le résumé de leur article, ils écrivent que cette étude suggère qu’avoir un gène SNC9A normal est une des conditions nécessaires à la nociception, non qu’ils ont découvert « le gène de la douleur ».

[4] D’autres mutations du gène SCN9A avaient déjà été identifiées comme pouvant causer d’autres troubles rares, caractérisés par des douleurs au contraire anormalement intenses : érythermalgie primaire, puis syndrome de douleur extrême paroxystique (cf http://omim.org/entry/133020 et http://omim.org/entry/167400 respectivement).

[5] De multiples gènes sont impliqués dans le développement et la maintenance des neurones concernés ainsi que dans la transmission des informations entre neurones, et une mutation de l’un de ces gènes peut causer des troubles plus ou moins spécifiques de le nociception. Par exemple, des chercheurs ont rapporté en 2004 le cas d’une famille suédoise où plusieurs membres étaient porteurs d’une mutation du gène NGFB intervenant dans le contrôle du développement et de la survie de ces neurones, ce qui les rendaient anormalement insensibles à des stimuli normalement douloureux (cf Minde et al., 2004, Familial insensitivity to pain (HSAN V) and a mutation in the NGFB gene. A neurophysiological and pathological study, Muscle & Nerve, vol.30(6), p. 752-760). Sciences Humaines n’est pas le seul média de vulgarisation scientifique à avoir utilisé cette formulation impropre. Par exemple, Science & Vie avait rendu compte de l’article de décembre 2006 sur le gène SCN9A en titrant « Il existe un gène de la douleur » (février 2007, n°1073, rubrique Actualités Santé, p.38). On pouvait y lire que « notre perception de la douleur ne tiendrait qu’à un gène ».

[6] Depuis que les conséquences de certaines mutations du gène SCN9A ont été découvertes, des études ont été faites explorant l’hypothèse selon laquelle des polymorphismes communs de ce gène pourraient être impliqués dans d’autres troubles douloureux ou plus généralement dans la variabilité de la perception de la douleur. Plusieurs études préliminaires ont rapporté des corrélations étayant cette hypothèse, mais les associations avec telle ou telle variante de ce gène ne sont pas nettes, les polymorphismes identifiés ne sont pas les mêmes selon les études, et celles-ci restent à répliquer (ce qui illustre une fois de plus le fait qu’on ne peut déduire automatiquement du rôle d’un gène dans la genèse d’un trait individuel que les variations communes de ce gène ont un rôle dans la variabilité interindividuelle de ce trait : cf http://allodoxia.odilefillod.fr/2012/05/30/debat-inne-acquis/). Sur un lien possible entre un polymorphisme de ce gène et l’excitabilité des neurones nocicepteurs, voir Estacion et al., 2009, A sodium channel gene SCN9A polymorphism that increases nociceptor excitability, Annals of Neurology, vol.66(6), p.862-866 (« Our results suggest that polymorphisms in the Na(V)1.7 channel may influence susceptibility to pain. »). Sur divers troubles douloureux, voir Reinmann et al, 2010, Pain perception is altered by a nucleotide polymorphism in SCN9A, PNAS, vol.107, p. 5148-5153 ; Faber et al, 2012, Gain of function Nav1.7 mutations in idiopathic small fiber neuropathy, Annals of Neurology, 71(1), p 26-39 ; Vargas-Alarcon et al, 2012, A SCN9A gene-encoded dorsal root ganglia sodium channel polymorphism associated with severe fibromyalgia, BMC Musculoskeletal Disorders, vol.13(23), en ligne (accès libre sur http://www.biomedcentral.com/1471-2474/13/23#B6).

[7] Jean-François MARMION, 23 décembre 2009, « Tout doux sur les roux… », Le Cercle Psy, republié dans un « inédit web » de SciencesHumaines.com daté du 15 juin 2011, sur http://www.scienceshumaines.com/tout-doux-sur-les-roux_fr_24218.html (accédé le 11/05/2012). Extrait : « Si vos cheveux sont roux et que vous exécrez votre dentiste, vous avez une excuse ! Une étude vient en effet de montrer que les roux redoutent les soins dentaires bien plus que les blonds, les bruns et les châtains. Et pour cause : ils sont plus résistants à l’anesthésie locale. Il en va d’ailleurs de même pour l’anesthésie générale, pour laquelle il faudrait administrer en moyenne une dose plus importante de 20 %. Cette injustice aurait un responsable : le gène MC1R, dont une mutation provoquerait à la fois rousseur, peau diaphane et plus grande sensibilité à la douleur. »

[8] Anonyme, 29/02/2010, « Les roux sont plus douillets », en ligne sur http://www.slate.fr/story/16555/roux-douleur-medecine-dentistes-douillets. Cet article de slate.fr renvoyant à celui de Sciences Humaines pour en savoir plus, il semble qu’il s’agisse d’un exemple de plus du phénomène courant de reprise en chaîne par un média d’une information fournie par un autre média, avec ici des déformations éhontées (le conditionnel est remplacé par l’indicatif, etc) simplement destinées à faire davantage sensation.

[9] La rousseur est dans la grande majorité des cas due à la possession de deux copies mutées du gène MC1R, ce qui perturbe la synthèse d’eumélanine, d’où des cheveux roux et une peau claire supportant mal le soleil.

[10] Liem et al., 2004, Anesthetic requirement is increased in redheads, Anesthesiology, vol.101(2), p.279-283. L’étude a été publicisée dès 2002 par NewScientist, un média britannique qui fait office de source de référence, y compris en France, chez les professionnels de la vulgarisation scientifique (Will Knight, 15/10/2002, « Red heads suffer more pain », en ligne sur le site de NewScientist).

[11] Les chercheurs ont anesthésié les 20 femmes à l’aide de sevoflurane, et une fois l’anesthésie générale obtenue, ont entretenu celle-ci à l’aide de desflurane. Alors qu’elles étaient ainsi maintenues inconscientes, ils leur ont appliqué à l’aide d’aiguilles placées sous la peau une stimulation électrique normalement extrêmement douloureuse (selon les auteurs, une stimulation d’intensité cinq fois moindre est déjà insupportable sans anesthésie), mais par définition non ressentie dans cet état. Ils ont ensuite fait varier la concentration en desflurane et noté à partir de quel niveau, chez chacune des femmes, la stimulation électrique ne causait plus de mouvement réflexe (ils précisent qu’ils n’ont pas tenu compte des grimaces et mouvements de tête éventuels). Ils rapportent que ce niveau a été en moyenne 19% plus élevé chez les rousses (dont 8 avaient les deux copies du gène MC1R dysfonctionnelles) que chez les brunes (qui avaient toutes au moins une copie de ce gène fonctionnelle). Les chercheurs formulent dans le résumé de l’article une conclusion prudente, n’établissant aucun lien entre cette mutation du gène MC1R et la notion de sensibilité à la douleur. Dans la discussion de leurs résultats, ils soulignent en outre que le gène MC1R est peu exprimé dans le système nerveux central et que des études suggèrent que l’absence ou la présence de mouvement testée ici est sous le contrôle direct de la moelle épinière (c’est-à-dire indépendamment de l’élaboration de la sensation de douleur dans le cerveau). NB : les chercheurs expliquent dans l’article qu’ils ont préféré n’inclure que des femmes dans leur échantillon car ils n’étaient pas absolument sûrs qu’il n’y ait pas d’effet du sexe sur les besoins en anesthésique, même si la littérature existante leur semblait montrer qu’il n’y pas de différences entre les sexes en la matière. Extrait de [10] : « Conclusions: Red hair seems to be a distinct phenotype linked to anesthetic requirement in humans that can also be traced to a specific genotype. […] The essential qualities produced by inhaled anesthetics, namely amnesia and immobility, are mediated through actions on the central nervous system. However, the central nervous system is not a major site of MC1R expression. Furthermore, studies suggest that immobility may be mediated through the spinal cord rather than higher centers, and severing of higher centers from the cord does not change MAC [concentration minimale en anesthésiant requise]. »

[12] L’article en question, qui n’est en fait pas nécessairement contradictoire, est Mogil et al, 2003, PNAS, The melanocortin-1 receptor gene mediates female-specific mechanisms of analgesia in mice and humans, PNAS, vol.100(8), p. 4867-4872. Jeffrey Mogil et son équipe travaillent sur l’influence des variantes génétiques sur les mécanismes de la douleur et de l’analgésie et sur les différences entre les sexes dans ces mécanismes. Dans cet article, ils rapportent que la réponse à un analgésique ciblant les récepteurs opiacés kappa était accrue (significativement face à une douleur ischémique, mais non significativement face à une douleur induite par la chaleur) par le fait d’être porteur de variantes non fonctionnelles du gène MC1R chez les femmes, mais pas chez les hommes. Dans [10], les anesthésistes mentionnent cet article en ces termes : « A recent study by Mogil et al. suggests a possible role for the MC1R gene in female specific pain modulation. Women with two variant MC1R alleles displayed significantly greater analgesia in response to the κ opioid pentazocine compared to those with one or zero variant MC1R variant alleles. […] However, to the extent that the results of Mogil et al. suggest an increased underlying sensitivity to certain endogenous opioids in subjects with red hair, we might expect reduced anesthetic requirement in red heads if such a system was tonically active; this would be the opposite of what we observed in this study. »

[13] Liem et al, 2005, Increased sensitivity to thermal pain and reduced subcutaneous lidocaine efficacy in redheads, Anesthesiology, vol.102(3), p.509-514. Les chercheurs rapportent dans cet article que cet anesthésique local administré par voie sous-cutanée était en moyenne moins efficace chez les 30 femmes rousses que chez les 30 femmes brunes de leur échantillon. Cet anesthésique inhibe la conduction nerveuse des neurones sensoriels (y compris nocicepteurs) à proximité de l’injection en bloquant leurs canaux à ions sodium. Ce mécanisme d’action est complètement distinct de celui du desflurane utilisé pour l’expérience portant sur l’anesthésie générale (le mode d’action de ce composé volatile de la famille des éthers n’est pas totalement élucidé, mais on suppose qu’il agit sur les canaux ioniques de type GABA, et peut-être sur certains canaux à ions calcium).

[14] Cf Mogil et al, 2005, Melanocortin-1 receptor gene variants affect pain and mu-opioid analgesia in mice and humans, Journal of Medical Genetics, vol.42(7), p.583-587. Les auteurs rapportent que le fait d’être porteur de variantes non fonctionnelles du gène MC1R était associé chez les hommes comme chez les femmes à une réduction de la sensibilité aux stimuli douloureux et une meilleure réponse antalgique à un analgésique ciblant les récepteurs opiacés mu.

[15] Binkley et al., 2009, Genetic variations associated with red hair color and fear of dental pain, anxiety regarding dental care and avoidance of dental care, The Journal of the American Dental Association, vol.140(7), p.896-905. Les auteurs rapportent que les 85 participants ayant deux copies mutées du gène MC1R (i.e. 65 des 67 roux et 20 des 77 bruns) avaient en moyenne un niveau supérieur d’anxiété vis-à-vis des soins dentaires et de crainte des douleurs dentaires, et étaient nettement plus susceptibles d’éviter les soins dentaires, même après contrôle du sexe et du niveau général d’anxiété des participants.

[16] Cf l’entretien avec Jeffrey Mogil dans Laura Blue, 12/08/2009, « Do redheads really feel more pain? The jury’s still out », Time Healthland, en ligne sur http://healthland.time.com/2009/08/12/do-redheads-really-feel-more-pain-the-jurys-still-out/ (consulté le 11/05/2012).

[17] Andresen et al., 2011, Pain sensitivity and experimentally induced sensitisation in red haired females, Scandinavian Journal of Pain, vol.2(1), p.3-6.

[18] Une étude récente menée sur près de 2300 patients atteints de cancer a échoué à trouver une association entre la variabilité du gène MC1R (et de 24 autres gènes candidats) et celle de la dose de divers antalgiques ciblant les récepteurs opiacés requise pour supprimer leurs douleurs (cf Klepstad et al., 2011, Influence from genetic variability on opioid use for cancer pain: A European genetic association study of 2294 cancer pain patients, Pain, vol.152(5), p.1139-1145 : « Preclinical and clinical studies suggest that opioid efficacy is related to genetic variability. However, the studies have small samples, findings are not replicated, and several candidate genes have not been studied. Therefore, a study of genetic variability with opioid doses in a large population using a confirmatory validation population was warranted. […] None of 112 SNPs in the 25 candidate genes OPRM1, OPRD1, OPRK1, ARRB2, GNAZ, HINT1, Stat6, ABCB1, COMT, HRH1, ADRA2A, MC1R, TACR1, GCH1, DRD2, DRD3, HTR3A, HTR3B, HTR2A, HTR3C, HTR3D, HTR3E, HTR1, or CNR1 showed significant associations with opioid dose in both the development and the validation analyzes. These findings do not support the use of pharmacogenetic analyses for the assessed SNPs to guide opioid treatment. The study also demonstrates the importance of validating findings obtained in genetic association studies to avoid reporting spurious associations as valid findings. »).

[19] Anonyme, 8 mars 2012, « Les roux seraient moins sensibles à la douleur », Atlantico.fr, en ligne sur http://www.atlantico.fr/atlantico-light/roux-moins-sensibles-douleur-melanine-305490.html (accédé le 11/05/2012); Anonyme, 28 mars 2012, « Les roux souffrent plus que les têtes brunes ou noires, selon une étude américaine », Huffington Post Québec, en ligne sur http://quebec.huffingtonpost.ca/2012/03/28/roux-douleur-tude_n_1386791.html (accédé le 11/05/2012). Atlantico faisait référence à l’article publié un an plus tôt par l’équipe danoise, et le Huffington Post Québec réagissait à l’annonce du lancement d’une étude visant à répliquer celle de Liem et al. de 2005. Les résultats de cette étude, menée au Southampton University Hospital (Grande-Bretagne), sont attendus pour septembre 2012 : cf http://www.dailymail.co.uk/health/article-2120036/Red-alert-How-colour-hair-determines-pain-threshold-gingers-worst-rest.html.

[20] Cf E=M6, « Les secrets de nos 5 sens : les secrets du toucher », diffusée le 15 mai 2005 et le 22 juillet 2007 sur M6. Lançant le reportage sur la question de savoir si les femmes sont moins douillettes, Marc Lesggy explique : « A ce propos, on dit fréquemment que les femmes sont plus résistantes à la douleur que les hommes, pour une raison simple, la nature les préparerait ainsi aux douleurs de l’accouchement. Qu’en pensent les scientifiques ? Les femmes sont-elles vraiment moins douillettes que les hommes ? Réponse inattendue avec le reportage d’Eve Troja. ». Le reportage en question montre deux couples hétérosexuels soumis à des tests pour voir « qui sont les plus douillets ». L’expert interviewé, un neurologue spécialiste des douleurs neuropathiques, chercheur à l’Inserm et au Centre de traitement et d’évaluation de la douleur de l’hôpital Ambroise Paré (Boulogne), commente et explique la plus grande sensibilité des femmes à la douleur par les hormones.

[21] Selon http://www.france5.fr/on-n-est-pas-que-des-cobayes/index.php?page=article&numsite=8831&id_rubrique=8840&id_article=31955 consulté le 02/06/2012, David Lowe est parmi les présentateurs de l’émission le seul « vrai scientifique ». Docteur en physique nucléaire, « [é]mettant les hypothèses, concevant les expériences et donnant les éléments d’explications, il est le garant de la connaissance ».

[22] L’émission du 4 mai 2012 a eu 508 000 téléspectateurs (selon http://www.ozap.com/actu/audiences-koh-lanta-largement-leader-ncis-deuxieme-dalida-reunit-11-du-public-sur-france-3/440740, consulté le 02/06/2012). Diffusée le vendredi en prime time et rediffusée le dimanche à 19h, elle a depuis sa création le 7 octobre 2011 eu selon les semaines entre 300 000 et 650 000 téléspectateurs le vendredi soir (source : www.ozap.com).

[23] Dr Anne de Kervasdoué, Dr Jean Belaïsch, 2005, Pourquoi les femmes souffrent-elles davantage et vivent-elles plus longtemps ?, Odile Jacob. Cf les extraits suivants des pages 7, 328, 330 et 358, le dernier concluant la partie du livre intitulée « Les femmes souffrent-elles davantage que les hommes ? » : « C’est la femme qui consulte plus facilement et plus tôt le médecin dès qu’elle souffre. […] La douleur lui est familière, presque naturelle. […] Les maladies chroniques douloureuses, celles qui ne mettent pas la vie en danger mais qui empoisonnent l’existence, touchent nettement plus souvent les femmes que les hommes. Pourquoi ? […] il est démontré que les hormones sexuelles occupent une place privilégiée dans le transport des influx douloureux. […] Les œstrogènes ont un puissant effet sur les systèmes nerveux, plus grand vraisemblablement que la testostérone. […] Ainsi, en l’état actuel des choses, on ne peut affirmer catégoriquement que si les femmes souffrent davantage c’est en raison de leurs hormones. Il semble en revanche certain que les variations cycliques des sécrétions ovariennes contribuent notablement à leur plus grande sensibilité à la douleur. […] Les femmes sont réellement plus souvent atteintes de maladies où la douleur domine. Du fait de leur aptitude à mettre un jour un enfant au monde, elles sont plus exposées aux dérèglements immunitaires, aux vicissitudes des variations hormonales qui influent sur leur système nerveux central, et aux impératifs de leur fonction maternelle. »

[24] Cf in [23], p.348-350 (on notera au passage que « chez la femme », les sentiments dépressifs ne peuvent être causés que par la séparation d’avec un être aimé ou par ses variations hormonales) : « Douleur et dépression : les femmes sont-elles plus fragiles ? Oui, selon les statistiques. […] Mais, à partir de la cinquantaine, les hommes souffrent davantage de dépressions que les femmes du même âge […]. […] est-ce l’absence de fluctuations hormonales cycliques qui rend la femme plus sereine après la ménopause ? Est-ce la baisse de testostérone, l’hormone mâle, qui le poussait si fort à l’action, voire à l’acte agressif impulsif quand il était plus jeune, qui rend l’homme plus vulnérable ? […] Les sentiments dépressifs chez la femme, hormis ceux causés par un deuil ou un chagrin d’amour, apparaissent à des moment particuliers et assez précis de la vie : la puberté, la période qui précède les règles (pendant laquelle certaines souffrent d’un syndrome prémenstruel), la grossesse, le post-partum (les lendemains de l’accouchement) et la ménopause. C’est un constat que nous pouvons faire tous les jours, nous gynécologues : à ces moments-là, elle est fragilisée sur le plan émotionnel, et vulnérable affectivement. […] D’où vient cette prédisposition de la femme à la dépression ? Pourquoi semble-t-elle plus touchée ? Quel est le rôle exact joué par chacune des hormones ? Si les effets sont bien connus des gynécologues et des endocrinologues, les mécanismes précis restent mystérieux. Mais l’essentiel, chez les femmes, ce sont les fluctuations hormonales et notamment les chutes brutales et mal vécues des œstrogènes ainsi que les excès, comme on les observe pendant l’adolescence et au cours de la périménopause. Les variations de concentrations hormonales liées au cycle modulent le fonctionnement du cerveau féminin. »

[25] Voir Elsa Dorlin, 2009 [2006], La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, La découverte/Poche, p. 34-41.

[26] Cf in [23], p.330 : « Compte tenu de la complexité des phénomènes nerveux et en particulier ceux de la transmission des influx douloureux, on peut conclure que les effets des hormones sexuelles diffèrent selon les circonstances, leurs taux dans le sang et sans doute aussi selon les gènes de la femme. C’est-à-dire que les œstrogènes peuvent atténuer le message douloureux mais aussi parfois favoriser les poussées des maladies douloureuses. […] Davantage de travaux permettront d’affiner les connaissances et de savoir quand ils ont un effet bienfaisant et quand, au contraire, il faudra les éviter.», et p.341 dans un paragraphe intitulé « La génétique explique-t-elle la plus grande susceptibilité à la douleur ? » : « Des travaux récents montrent que la COMT [Catéchol-O-méthyl transférase] intervient dans les processus essentiels que sont la mémoire, l’attention, la personnalité et même l’hypnotisabilité. Mais elle participe également aux mécanismes complexes de la perception de la douleur. […] Le gène qui rend douillet ou courageux ! Lorsque le sujet reçoit de chacun de ses parents le gène qui augmente l’activité de la COMT il se montrera résistant à la douleur ; s’il reçoit celui qui affaiblit son activité, il y sera plus sensible. […] Les femmes, en général, sont plus concernées car l’hormone femelle, l’œstradiol, réduit l’activité de la COMT. » La seule référence citée par les deux gynécologues à l’appui de cette affirmation (Jiang et al, 2003, Human catechol-O-methyl-transferase down-regulation by estradiol, Neuropharmacology, vol.45(7), p.1011-1018) rapporte un effet des œstrogènes sur la COMT in vitro, sur des cellules extraites de tumeurs cancéreuses du sein, et l’absence d’effet des œstrogènes sur une culture de cellules extraites de tumeurs cérébrales humaines.

[27] Les informations qui suivent sont tirées de mon analyse de la littérature scientifique sur ce sujet et recoupent notamment les conclusions exposées dans les quatre importants articles suivants : Greenspan et al, 2007, Studying sex and gender differences in pain and analgesia: a consensus report, Pain, vol.132, p.S26-S45; Racine et al, 2012, A systematic literature review of 10 years of research on sex/gender and experimental pain perception – Part 1: Are there really differences between women and men?, Pain, vol.153, p.602-618 ; Racine et al, 2012, A systematic literature review of 10 years of research on sex/gender and experimental pain perception – Part 2: Do biopsychosocial factors alter pain sensitivity differently in women and men?, Pain, vol.153, p.619-635 ; Ruau et al, 2012, Sex differences in reported pain across 11,000 patients captured in electronic medical records, The Journal of Pain, vol.13(3), p.228-234.

[28] La fibromyalgie est un syndrome dont l’étiologie n’est pas connue. Parmi les personnes diagnostiquées, il y a de 60 à 90% de femmes selon les populations étudiées. Une personne est diagnostiquée comme étant atteinte de ce syndrome si elle dit souffrir depuis au moins 3 mois de douleurs musculo-squelettiques diffuses dans les quatre quadrants du corps, et si elle exprime une sensibilité à la palpation digitale d’au moins 11 sur 18 points de sensibilité spécifiques identifiés (il s’agit des critères utilisés pour la recherche, mais les médecins peuvent poser ce diagnostic sur la base de critères moins sévères et prendre en compte la présence d’autres symptômes fréquemment associés, tels que fatigue chronique, problèmes de sommeil, ou encore maux de têtes). Des recherches suggèrent que la fibromyalgie pourrait résulter d’une neuropathie du système sympathique causée ou précipitée par un traumatisme physique, un stress psychologique, ou encore une infection.

[29] Le seuil de douleur correspond à l’intensité minimale du stimulus à partir de laquelle le sujet ressent une douleur, et le seuil de tolérance à la douleur à l’intensité maximale qu’il est prêt à tolérer. L’intensité de la douleur correspond à une évaluation donnée par le sujet à un stimulus, selon une échelle qu’on lui présente. Les échelles couramment utilisées sont l’Echelle Visuelle Analogue ou VAS (une règle allant de 0 = « pas de douleur » à 10 = « douleur maximale imaginable » sur laquelle le sujet déplace un curseur), l’Echelle Numérique ou NRS (le sujet doit donner une note entière entre 0 et 10, avec 0 = « aucune douleur » et 10 = « douleur maximale déjà ressentie »), et l’Echelle Verbale Simple ou VRS (le sujet doit donner une note entière entre 0 et 4, avec 0 = « absente », 1 = « faible », 2 = « modérée », 3 = « intense », 4 = « extrêmement intense »).

[30] Textoris et al, 2009, Rôle de la génétique dans la variabilité interindividuelle en anesthésie, Annales Françaises d’Anesthésie et de Réanimation, vol.28, p.564-574.

[31] Echange de mails avec le Dr X début mi-mai 2012. Concernant l’implication des hormones ovariennes dans l’étiologie de la fibromyalgie, on peut lire dans un article qui défend pourtant cette hypothèse de recherche (Paul-Savoie, Bourgault et Marchand, 2009, Le rôle des hormones sexuelles dans la fibromyalgie : pourquoi y a-t-il plus de femmes atteintes ?, Douleur et Analgésie, vol.22, p.169-174) : « Plusieurs études se sont intéressées à vérifier la variation de la douleur au cours du cycle menstruel chez les femmes saines […]; Malgré un grand nombre d’études effectuées chez des sujets sains, une absence de consensus plane toujours. […] En somme, plusieurs études traitent de l’influence des hormones sexuelles sur la perception de la douleur. En plus de présenter des conclusions divergentes et une diversité méthodologique importante, la majorité de ces études portent sur des femmes saines. Seulement deux études se sont intéressées aux personnes atteintes de fibromyalgie, et leurs résultats suggèrent une absence de variation de la perception au cours du cycle menstruel, que ce soit suite à une stimulation mécanique ou ischémique. Quoique ces résultats apparaissent étonnants à première vue, il est logique de n’observer aucune variation au niveau de la perception de la douleur. En effet, le rôle primaire de la douleur est d’assurer la protection de l’intégrité de notre corps. Des changements biologiques normaux, tels que la variation des niveaux plasmatiques des hormones sexuelles au cours du cycle ovarien, ne devraient pas être suffisants pour dérégler ce mécanisme protecteur. »

[32] Anonyme, « La douleur féminine », mars 2005, Science & Vie, n°1050, p.30, rubrique « A lire »; Florence Heimburger, février 2008, « Que savez-vous de la douleur ? », Science & Vie, n°1085, p. 128-132; Anonyme, avril 2012, « Les femmes sont plus sensibles à la douleur », Science & Vie, n°1135, p .124, rubrique « En pratique – Bon à savoir ».

[33] Fabrice Lorin, 2 juillet 2009, « Douleur et métamédecine: pour une nouvelle anthropologie de la douleur », en ligne sur www.psychiatriemed.com (accédé le 10/06/2012).

[34] C’est l’optique du livre de 2005 cité plus haut, qui dénonce les carences dans la prise en charge des douleurs chroniques touchant davantage les femmes, souvent qualifiées de douleurs imaginaires par les médecins conseillant à leurs patientes d’aller voir un psy. Par ailleurs, entre autres ouvrages le Dr Anne de Kervasdoué est également l’auteure avec Janine Mossuz-Lavau de Les femmes ne sont pas des hommes comme les autres (1997, Odile Jacob), qui se termine par un plaidoyer pour l’égalité dans la différence et pour l’affirmation par les femmes de l’identité féminine, « cette identité qui n’appelle pas de preuve » et qui s’éloigne du « modèle masculin dont elles récusent l’agressivité, la violence, le goût de la domination, l’égoïsme et la parole bridée » (p. 269).

[35] Le pouvoir de réduction la douleur qu’a la seule croyance dans le fait qu’on va avoir moins mal a été démontré par diverses études montrant l’effet puissant des placebos sur la douleur. Une équipe a par ailleurs expérimentalement mis en évidence l’influence de l’identification à un rôle sur la tolérance à la douleur. Selon cette étude, la tolérance à la douleur thermique chez neuf acteurs et dix actrices était augmentée après qu’on leur ait fait jouer un rôle de héro/héroïne, et diminuée après qu’on leur ait fait jouer celui d’une âme sensible : cf Kut et al, 2007, Changes in self-perceived role identity modulate pain perception, Pain, vol.131(1), p.191-201 (cet article indique par ailleurs plusieurs références d’études portant sur les effets des rôles de genre sur la douleur).

8 réflexions sur « Des inégalités dans la douleur »

  1. Un article sur la douleur et pas un mot sur l’hypnose…! Oubli d’une technique essentielle pour comprendre quelque chose face à la douleur…

    1. Vous avez sans doute raison quant à l’efficacité de cette technique, mais il ne s’agit pas d’un article sur les moyens de faire face à la douleur…

  2. c’est en effet très complexe De manière empirique et dans l’exercice de mon métier: chaudronnier soudeur, j’ai eu très souvent l’occasion de me “charquer” bien, bien. J’ai constaté que la meilleure tactique est de faire celui qui n’a rien remarqué et de continuer autant que possible de faire ce que j’étais en train de faire pendant un petit moment. Cela diminuait grandement la perception de la douleur. Souffrant aussi d’acouphènes cette tactique s’avère aussi payante, car se fixer sur ces sifflements conduit certains à des états obsessionnels et dépressifs.

  3. Bonjour,

    Je m’interroge sur une chose : peut-on parler d’une “tolérance” de la douleur plus ou moins élevée lorsque la douleur ressentie est elle-même plus ou moins élevée ?
    Pour moi, une meilleure tolérance à la douleur voudrait dire qu’à douleur ressentie égale, la gestion de la douleur est différente.
    Le seuil de la réaction douloureuse ne me paraît pas correspondre à une meilleure ou moins bonne tolérance.
    Qu’en pensez-vous ?

    Merci pour votre article.

    Suzanne

    1. Je suis d’accord avec vous. Le terme “tolérance” induit en effet en erreur. Quand on évalue expérimentalement la tolérance à la douleur, on mesure en réalité non pas l’intensité de la douleur que la personne est capable de tolérer (i.e. au-delà de laquelle ça lui devient intolérable), mais l’intensité du stimulus douloureux qu’elle est capable de tolérer (ex : le temps pendant lequel elle arrive à garder la main plongée dans l’eau glacée). Dès lors qu’on ne sait pas dans quelle mesure à intensité de stimulus égale, la douleur ressentie est égale, comparer la tolérance à la douleur de deux personnes ne permet pas de dire que l’une est plus tolérante ou plus résistante à la douleur. Les résultats peuvent d’ailleurs varier selon le stimulus utilisé : une personne A peut avoir une tolérance à la douleur plus élevée qu’une personne B pour un stimulus donné, et ça peut être l’inverse pour un autre stimulus.

  4. Bonjour,
    Je vous remercie beaucoup pour cet article qui m’a beaucoup aidé à rédiger mes travail d’études et de recherche de fin de Licence de Psychologie, notamment pour la formulation des hypothèses au niveau des stéréotypes. En effet, deux “savoirs de sens communs “s’opposent: (1) la femmes est plus résistante à la douleur car pour elle, elle serait innée et y serait confrontée de manière extrême et quotidienne (lors de l’accouchement, “pire douleur imaginable” du point de vue des hommes, et de ses menstruations) et (2) ce sont les hommes qui seraient plus résistants à la douleur du fait que, dans le processus de socialisation, ils auraient appris qu’un homme doit faire face à la douleur et rester stoïque. Je m’intéresse à ces stéréotypes du point de vue des soignants ayant à évaluer et à traiter la douleur. Quelles sont les influences (ou représentations sociales) qui entrent en jeu pour eux? En tout cas, je vous remercie pour cet articles très bien documenté, faisant opposition entre savoirs de sens communs, vulgarisation par les médias et savoirs scientifiques.

  5. Bonjour,

    Cet article est vraiment formidable ! Ca ne répond pas à mes questions mais justement ça laisse des portes ouvertes à la réflexion sur ce sujet. Je m’étonne que cet article ne parle pas de plus de l’effet psychologique ou de la mémoire de la douleur. (Pour ne parler que de moi en exemple, j’ai enlevé mes dents de sagesse en anesthésie local donc en deux fois, et j’ai eu l’impression d’avoir plus mal la deuxième fois que la première, or l’anesthésie avait été faite de la même manière et les techniques étaient les mêmes. Mais je savais que j’allais avoir mal puisque la première fois j’ai eu mal et du coup l’opération s’est moins bien passée.) Mais les autres peuvent réagir différemment de moi ^^. Pour en revenir au sujet, la question se pose de savoir si l’expérience de la douleur nous la fait appréhender mieux ou si justement ressentir la douleur une fois fait que nous plus mal la deuxième fois. D’où l’importance du psychologique dans le ressenti de la douleur.
    Je ne sais pas si je suis claire mais en tout cas je le redit cet article est très intéressant et dans un juste milieu de l’accessibilité du langage qui n’empêche pas d’être pointu et d’avoir des sources précises. Merci pour tout !

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