Lire, ou écouter et prendre en notes ce que raconte tel ou tel « expert » ; rechercher les sources directes et indirectes de ses propos ; lorsqu’on a réussi à retrouver les sources scientifiques ultimes (s’il y en a), les lire in extenso et estimer leur robustesse et leur portée (y compris en fouillant dans l’exposé détaillé de la méthodologie, dans les données supplémentaires parfois mises en ligne par les auteurs, en vérifiant certains calculs statistiques, etc); lorsque ça concerne une question sur laquelle on n’a pas remis à jour ses connaissances récemment ou que l’on connaît mal, voir dans quels réseaux et histoires de recherche ces sources s’inscrivent, faire une revue de la littérature scientifique pour départager ce qui est clairement établi (ou du moins fait l’objet d’un consensus scientifique) de ce qui ne l’est pas, pour voir si telle étude préliminaire a finalement été répliquée, s’il existe des données contradictoires, si la question fait l’objet de controverses ; lorsque ce travail a permis d’aboutir à la conclusion que ce qu’a prétendu l’ « expert » en question ne reflétait pas du tout l’état des connaissances, rechercher les éléments de contexte susceptibles d’expliquer les raisons de cette distorsion ; mettre tout cela en forme pour tenter de l’exposer d’une manière compréhensible, pas trop assommante, en faisant le tri dans la masse de détails signifiants ou éclairants qu’on meurt d’envie de partager mais dont la restitution exhaustive serait indigeste, en restant néanmoins assez précise pour ne pas se retrouver à asséner une opinion en jouant d’un quelconque effet d’autorité, mais au contraire donner aux lecteurs des informations leur permettant de prendre éventuellement une distance critique vis-à-vis de mes conclusions… Tout cela et d’autres menues tâches prend du temps. Beaucoup, beaucoup de temps.
Sortir un livre à partir d’une mosaïque de plagiats maquillés, issus d’une petite collection d’articles sur lesdites différences lus dans la presse de vulgarisation, demande infiniment moins de temps, de travail et de compétences que détricoter l’ensemble dudit livre en appliquant la méthode que je viens de décrire. Comme les lecteurs pourront en juger par eux-mêmes avec les exemples cités ci-après, c’est ce qu’a fait Jean-François Bouvet lorsqu’il a élaboré son livre publié en 2012 chez Flammarion. Et c’est ce livre et rien d’autre – hormis son diplôme de docteur en neurobiologie – qui lui a permis d’être institué « (neuro)biologiste et expert des différences entre hommes et femmes » par les médias, et en particulier de se retrouver au cœur (du fond comme de la forme) de l’émission de France 2 sur laquelle j’ai commencé à publier un dossier.
Cette émission, je pensais au départ n’en faire qu’une critique assez lapidaire, en ne donnant qu’un ou deux exemples de contre-vérités qui y ont été exposées. Au fil de mon travail d’investigation et de rédaction, et au vu des réactions que j’ai pu observer à cette émission elle-même ou à mes premières critiques, j’ai fini par me dire qu’il valait la peine d’en faire une analyse sinon exhaustive, du moins plus complète et plus approfondie.
Seulement, il se trouve que j’ai pris un engagement qui m’oblige à interrompre mon travail de rédaction de ce dossier, et qu’accessoirement j’ai envie d’un peu de vacances. Pour la suite, il faudra donc attendre quelques mois. En attendant, pour ceux qui sont sur la plage ou ailleurs, je propose un « jeu des sept différences » un peu spécial.
Le fichier joint ci-après permet de comparer des extraits de quelques sources de Jean-François Bouvet avec certains passages de son livre, des cadres de couleurs aidant à voir ce qui correspond à quoi (l’auteur a en effet évité les copier/coller trop longs, changé des mots ici ou là, parfois inversé deux paragraphes). Il n’est bien-sûr pas exhaustif. Par exemple, je n’y ai pas inclus le passage de l’article de Larry Cahill sur la sexuation innée des choix de jouets suggérée par deux études sur les singes, car ça n’a heureusement pas été mentionné dans l’émission de France 2 (peut-être parce que j’avais déjà mis en évidence ici la fragilité de ces études, leur non concordance, la présentation incorrecte de leurs méthodes et résultats par divers « experts » y compris Jean-François Bouvet, et l’impossibilité d’en tirer les conclusions proposées par eux ?). Je n’ai pas non plus inclus la comparaison entre la traduction erronée de l’article de Doreen Kimura publiée dans Pour la Science en 1992 et les écrits de Jean-François Bouvet, déjà évoquée dans la note 26 du premier volet de mon dossier et celle qui suit. Je me suis également épargné la mise en forme de la comparaison entre l’article d’Hausmann et Bayer publié dans Cerveau & Psycho et ce qu’il écrit concernant le fonctionnement prétendument « plus symétrique » du cerveau des femmes après l’ovulation, déjà traitée fin 2012 ici.
Avant de vous laisser explorer ces quelques pages, il me faut enfin dire quelques mots sur les articles de vulgarisation en question et ce qu’il en a fait.
L’article de Craig Kinsley et Kelly Lambert paru dans le magazine Pour la Science en février 2006 (« L’instinct maternel niché dans le cerveau »), republié en février 2011 dans le n°5 de Cerveau & Psycho – L’essentiel sur le thème « Cerveau Homme / Femme. Quelles différences ? » (initialement publié en anglais dans le magazine Scientific American en 2006), est ce dont il a tiré son explication des bases biologiques supposées de l’ « instinct maternel » reprise dans l’émission de France 2. Il en a tout bonnement copié/collé certains passages, utilisé la structure argumentative et repris les références sans chercher plus loin. Ce faisant, il a dénaturé l’information de diverses manières. D’abord, en reprenant à son compte ce qui est en réalité le point de vue exprimé en 2006 par des chercheurs se livrant en l’occurrence à un classique exercice de « vente » de leurs hypothèses de recherche dans un magazine de vulgarisation. Ensuite en oubliant fâcheusement certains détails, par exemple « des rates » lorsqu’il a recopié la description de l’observation qu’une lésion de l’aire préoptique médiane perturbait le comportement maternel des rates. Enfin, en choisissant d’ignorer les éléments de l’article source risquant de desservir sa tentative de démonstration de l’existence de comportements typiquement maternels/féminins provoqués par l’afflux d’œstrogènes et de progestérone durant la grossesse, par exemple ce passage de sa source: « Les rates qui ont eu des petits réussissent mieux que les rates nullipares dans divers tests d’orientation dans des labyrinthes et pour capturer des proies. Ainsi les hormones qui stimulent le comportement maternel amélioreraient aussi les aptitudes à la chasse […] De surcroît, les bénéfices cognitifs se prolongeraient après le sevrage. Les expériences ont surtout été faites sur les rongeurs, mais les neurobiologistes pensent que la maternité s’accompagnerait aussi de changements mentaux durables chez les femmes ».
L’article de Bénédicte Salthun-Lassalle intitulé « La paternité fait baisser la testostérone », publié le 20 septembre 2011 sur le site web de Pour la Science, est ce dont il a tiré sont explication de la chute de testostérone liée à la paternité également reprise dans l’émission de France 2. Sur ce coup-là, son effort de maquillage du plagiat a été vraiment minime et on peut donc dire qu’il a respecté le texte de sa source – sinon son autrice, qu’il aurait au moins fallu créditer.
L’article de Larry Cahill intitulé « Cerveau masculin, cerveau féminin », publié dans le numéro de Cerveau & Psycho – L’essentiel de février 2011 déjà cité plus haut, est ce dont il a notamment tiré son explication de la supposée sexuation innée des préférences des bébés et sa description de certaines différences anatomiques (et leur lien éventuel avec des différences cognitives), toutes deux évoquées dans l’émission de France 2. Signalons qu’il s’agit d’une republication de l’article publié dans le Cerveau & Psycho de juillet-août 2009, et que ce dernier était la traduction de « His brain, her brain » publié par Larry Cahill dans Scientific American en mai 2005… à quelques petits détails près. Entre autres, l’introduction de l’article a été légèrement modifiée afin qu’elle ne paraisse pas anachronique et les références aux deux articles postérieurs à 2005 ont été ajoutées. Je ne sais pas si la rédaction de Cerveau & Psycho a fait ces modifications dans le dos de l’auteur, mais je note en tout cas qu’on ne retrouve pas les mêmes dans la version légèrement mise à jour publiée en mai 2012 par Larry Cahill sur le site de Scientific American.
Il faut aussi souligner que cette traduction (non signée) était approximative et tendancieuse. Par exemple, alors que Larry Cahill avait écrit « Simon Baron-Cohen et son étudiante d’alors Svetlana Lutchmaya ont observé que […] », on peut lire dans Cerveau & Psycho : « Simon Baron-Cohen et ses collègues, de l’université de Cambridge […] ont montré que » (c’est sûr que ça en jette un peu plus). Plus grave, l’encadré exposant en gras les informations clés à retenir est reformulé très significativement. En effet, alors qu’on pouvait y lire (traduit par moi) que « des différences entre les cerveaux des hommes et ceux des femmes » sont observées « dans des régions impliquées dans le langage, la mémoire, les émotions, la vision, l’audition et la navigation spatiale » et que « les chercheurs s’emploient à déterminer comment ces variations selon le sexe sont liées aux différences entre cognition et comportement masculins et féminins », dans Cerveau & Psycho cela devient des différences « entre le cerveau féminin et le cerveau masculin », et : « Ces variations concernent le langage, la mémoire, la vision, les émotions, l’audition et le repérage spatial. Elles ont des conséquences au plan cognitif et comportemental ». La formulation initiale permettait aux lecteurs de deviner qu’on n’avait établi aucun lien entre les différences cérébrales observées entre hommes et femmes et celles observées dans la cognition et le comportement – c’était l’état des savoirs en 2005, et on en est au même point en 2015 –, la traduction publiée dans Cerveau & Psycho non seulement ne le laisse pas supposer mais affirme le contraire.
L’article de Sébastien Bohler intitulé « Fille-garçon : un cerveau différent », publié en novembre 2010 sur le site de Pour la Science, est ce dont il a tiré son explication de la supposée « sexuation » du cortex par les hormones à l’adolescence. Cet article est un modèle du genre de production du rédacteur de Cerveau & Psycho : outre qu’il extrapole et sur-interprète de manière éhontée les données de l’étude, il les présente tellement faussement que même dans l’émission de France 2, un contre-sens grossier a été corrigé (il ne l’est pas, en revanche, dans le livre de Jean-François Bouvet). Je reviendrai en détail sur cette étude dans le dossier sur cette émission, cela étant d’autant plus important que Jean-François Bouvet en a fait son argument choc dans le cadre d’un audition de son auguste personne par une délégation du Sénat. En attendant, je vous laisse découvrir le quasi copié/collé opéré par Jean-François Bouvet et les petits écarts signifiants entre sa source et son texte.
L’article d’Elena Sender intitulé « Le cerveau des ados décrypté », publié en septembre 2008 dans Sciences et Avenir, est manifestement ce dont il a tiré sa description du « chantier cérébral de l’adolescence » (on s’en rend compte à certains détails que vous pourrez repérer par vous-même, malgré le remaniement plus conséquent opéré cette fois-ci par l’auteur car l’article d’Elena Sender était très long). On voit dans cet exemple que Jean-François Bouvet n’hésite pas à reprendre à son compte des propos d’autres chercheurs cités dans sa source, ni à reformuler une conclusion des travaux décrits dans celle-ci comme s’il s’agissait d’une connaissance bien établie préalablement à ceux-ci – entre autres choses.
Bonne lecture de J-F.Bouvet – jeu des 7 erreurs, et à bientôt.
Odile Fillod
Vacances bien méritées, Odile ! Merci pour tout ce décryptage.
De toutes manières, tenter une interprétation à partir de données strictement biologiques, hormonales, … est une naturalisation de l’être, qu’il soit féminin ou masculin. C’est un choix dès lors idéologique. Les interactions existent en permanence, les sciences sociales le montrent. Ainsi, se pencher sur un berceau d’un bébé est subjectif, la personne n’agit pas de la même manière si elle pense qu’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. Ce biais induit dès lors des résultats différents. Penser qu’une “Science sans conscience” puisse exister est à interroger. Ces émissions de TV sont quand même occupationnelles pour la plupart et n’ont de scientifique que le vernis…
Impressionnant travail de décryptage! Il mériterait une “grosse campagne de pub” malheureusement étant allergique aux réseaux sociaux je suis mal placé pour y participer…
Bravo et vraiment merci
Courage, Odile courage! Et Merci de ne pas lâcher le flambeau. Votre justesse et votre précision forcent le respect. Votre infatigable (?) croisade contre les à-peu-près, les ouï-dire, les contrevérités, copiés-collés douteux et autres mollesses du cerveau sont autant de rappels à la vigilance, éveil indispensable dans une époque qui se repaît autant de scoops que de plaisantes affirmations consensuelles, bref des insultes à l’intelligence.
Prenez de vraiment bonnes vacances, corps et cerveau au repos!
Courage Odile ? Mais de quel courage fait-elle preuve ? Cette prétendue précision est en vérité une manière d’interrompre sans cesse ceux qui réfléchissent à grandes enjambées. Si elle avait eu Einstein dans le collimateur, il aurait mis trente ans de plus à être reconnu.
Bien, profitez de l’interlude, il est toujours meilleurs de prendre ses vacances lorsque tout le monde revient !
Et à mon “VDD” Gladio : Oui, c’est exactement ça, ceux qui réfléchissent à grandes enjambées. Mais la science ne marche pas à “grandes enjambées”, courir dans les escaliers est le meilleur moyen de se casser la gueule.
Et s’il vous plaît, ne comparez pas Einstein à Bohler et consorts, le pauvre moustachu doit se retourner dans sa tombe. Si vous aviez un minimum de culture scientifique faut sauriez que la théorie de la relativité, construite sur des travaux antérieurs, a mis un siècle a se former. Et contrairement aux “experts” régulièrement dénoncés ici, Einstein savait sa théorie incomplète et en connaissait les limites.
Un peu de lecture (au ras des pâquerettes ?)
“”””Femmes surdouées : trop intelligentes pour être heureuses ?””””
http://madame.lefigaro.fr/bien-etre/peut-etre-surdouee-et-heureuse-180216-112711
BIS !
“”Lejoyeux : “Les hommes et les femmes sont inégaux devant la déprime”””
http://madame.lefigaro.fr/bien-etre/les-hommes-et-les-femmes-inegaux-devant-deprime-180216-112719
Bonjour.
J’adore l’etat d’esprit de l’autrice (?) de ce blog.
Mais je suis on ne peut plus perplexe. Je viens d’assister à une conférence de Mme Catherine Vidal et quelle stupeur, j’ai cru voir exactement le même type de personne que ce Bouvet que vous décrivez. Comble de l’ironie, c’est elle qui, en esquivant de répondre à ma question sur le procès d’intention qu’elle fait à un article (dont l’hypothese reste discutable soit) m’a envoyé (de façon absolument hautaine, : “allez voir allodoxia c’est un blog sur internet”). On a ce qui est depeind de ce Bouvet : cette accusation d’avoir travesti les études pour appuyer certains propos. Mme Vidal en a travesti d’autres pour les diaboliser. Puis y a opposé rien de plus que des affirmations sans AUCUNE source à la clef (ni pendant, ni a la fin de son intervention). Alors voilà où j’en suis, il ne reste plus que le juste milieu des gens rigoureux qui n’ont pas comme objectif premier d’être vu pour parler de leur livre qu’ils vendent.
Sur ce, je pars à la découverte de ce blog !