Habemus sex papam : suite

Dans le traitement médiatique de l’information scientifique, les manquements à l’éthique journalistique et le manque de professionnalisme sont monnaie courante. Mais là, Le Point fait encore plus fort.

Un ami m’ayant reproché d’avoir fait un compte-rendu biaisé de l’interview de Jean-François Bouvet sur LePoint.fr, j’ai constaté avec stupeur que celle-ci avait été discrètement toilettée a posteriori. Les modifications apportées, comme le procédé employé par Le Point, sont riches d’enseignements.

Les modifications

A part le prénom de Jean-François Bouvet corrigé dans le chapeau, seules ses réponses aux questions de la journaliste ont été modifiées. Les ajouts sont mis en évidence ci-dessous (en bleu), ainsi que les suppressions (passages barrés en bleu) :

[…] En effet, le cerveau de l’homme est, en moyenne, plus volumineux et plus lourd d’environ 150 grammes que le cerveau de la femme. Mais il ne s’agit là que d’une question de corpulence générale. Plus intéressant à noter : Et d’une manière générale, ce ne sont pas systématiquement les mêmes zones qui fonctionnent pour répondre à une tâche déterminée. Mais Reste que si les chercheurs sont – en principe – aujourd’hui capables de reconnaître, en soumettant le cerveau à une IRM, s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, […] Le cortex s’épaissit nettement dans les zones qui stimulent le associées langage chez les filles. Or, les garçons auront, eux, une couche plus épaisse dans les zones favorisant l’orientation spatiale. […] psychologues de l’université de Durham en Grande-Bretagne qui ont réussi à montrer que le cerveau des femmes fonctionnait de façon asymétrique avant l’ovulation pendant les règles, mais de façon plus symétrique après l’ovulation. En gros, quand leurs taux d’hormones sexuelles sont au plus bas, les femmes traitent préférentiellement l’information, comme les hommes, avec leur hémisphère gauche. […] Jules Michelet n’avait peut-être pas complètement tort lorsqu’il affirmait sans rire que “si on donne à la petite fille le choix entre les jouets, elle choisira certainement des miniatures d’ustensiles de cuisine et de ménage”. Plus sérieusement, quelle est la part du naturel et du structurel dans le choix des jouets ? Les féministes ont eu beau monter au créneau, certaines ont été obligées de reconnaître que le conditionnement dès l’enfance ne fait pas tout. L’expérience a d’ailleurs été renouvelée sur des singes et a obtenu les mêmes résultats des expériences réalisées sur des singes mâles et femelles mettent en évidence le même type de choix que chez les enfants des deux sexes. C’est stupéfiant. […], mais ce que nous montre précisément cette l’expérience, c’est que nous ne sommes pas entièrement programmés par nos gènes. […] Contrairement à ce qu’on pensait il y a encore quelques années, en se servant beaucoup d’une fonction, on peut former de nouveaux neurones la matière grise dans certaines zones de l’hippocampe du cerveau. […] »

Inconséquence et conséquences

Les modifications semblent avoir été faites précipitamment : « au » a été oublié dans « associées langage », ainsi que la majuscule au début de « des expériences réalisées ». Compte tenu de leur nature, elles ne peuvent pas avoir été faites à l’initiative de la journaliste. Jean-François Bouvet a-t-il demandé en urgence un rectificatif parce qu’on lui a signalé qu’il se discréditait en étant vraiment trop à côté de la plaque, ou parce qu’il s’est aperçu que Victoria Gairin n’avait pas correctement retranscrit ses propos ? Seule cette dernière pourrait nous le dire. Ce qui est sûr, c’est que l’un des deux a lancé dans l’espace public sans aucun souci de rigueur, sur un sujet sensible et au nom de la neurobiologie, des affirmations erronées.

Plusieurs erreurs grossières ont été corrigées, et le texte a été modifié de manière à être moins tendancieux et moins affirmatif sur certains points. Reste que les propos de Jean-François Bouvet sont toujours fallacieux : que ce soit « en principe » ou non, les chercheurs ne sont pas capables de reconnaître le sexe d’un cerveau à l’IRM, on n’a pas montré que le cerveau des femmes fonctionne de manière plus asymétrique pendant les règles qu’à un autre moment du cycle, etc.

Reste aussi et surtout que le texte initial est resté en ligne pendant un temps suffisant pour être lu par des dizaines de milliers de personnes : à la une du Point.fr , il a été repris dès vendredi sur orange.fr, free.fr, alvinet.fr, etc… (en googlant “le neurobiologiste Jean-Pierre Bouvet” on retrouve certains de ces liens). Le fait que ces modifications a posteriori risquent de me faire passer pour une manipulatrice n’est qu’un détail. Le plus grave est qu’une multitude d’internautes trop heureux d’avoir trouvé une caution scientifique à leur sexisme primaire se sont délectés des affirmations de Jean-François Bouvet et ne se sont pas privés d’en faire circuler certaines (voir par exemple sur http://www.jeuxvideo.com/forums/1-51-36039801-1-0-1-0-cerveau-homme-cerveau-femme.htm).
[12/12/2012, 17h15 – Il est décidément périlleux d’écrire sur des contenus qui se trouvent sur le web : le lien ci-dessus tombe maintenant dans le vide, les propos orduriers qui s’y trouvaient, citant des passages de la version initiale de l’article du Point comme preuves scientifiques, ayant choqué (le modérateur du site, interrogé lorsque j’ai constaté la disparition de la page, m’a écrit ceci : “Ce sujet a été modéré en raison des débordements qu’il a entraîné, nous avons reçu de nombreuses plaintes à ce sujet.”).]

Non content de légitimer un expert qui n’en est pas un, de contribuer à la diffusion d’idées prétendument scientifiques qui n’en sont pas, Le Point se rend compte (partiellement) de son erreur, mais se contente de la maquiller au lieu de publier un erratum ? Le fin mot de l’histoire n’est certainement pas celui-là. Le contexte de la publication de cette interview, comme le fait que la modération du site du Point a rejeté mon commentaire alors qu’elle a en revanche ouvert grand la porte à ceux des internautes qui y déversent leur idéologie sexiste et homophobe, dénotent sinon une claire intention de désinformer, du moins une complaisance irresponsable.

Odile Fillod

4 réflexions sur « Habemus sex papam : suite »

  1. Merci !

    Toutes ces études “oublient” les trop grandes variabilités individuelles. Mais même des différences biologiques ne justifieraient pas d’empêcher l’égalité et la liberté des êtres humains, hommes ou femmes.

    C’est un peu comme le grand débat des “undeserving poors” : admettons que tel ou tel pauvre n’ait pas fait les “efforts” nécessaires pour assurer sa propre survie… Que propose-t-on ? De lui demander gentiment de mourir parce qu’il ne mérite pas sa survie ?

    L’égalité doit se faire par-delà toute considération. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. On n’a pas attendu qu’ils naissent effectivement libres et égaux, pour les considérer comme tels en droit.

    1. Le problème n’est pas tant dans ce que ces études “oublient” que dans ce que les intermédiaires culturels qui s’en emparent leur font dire. Que ce soit dans une perspective idéologique ou juste pour vendre (un livre, un magazine de vulgarisation, etc), trois grands types de distorsions sont opérées, illustrées dans mon billet précédent :

      1) Présentation de résultats non répliqués par une étude indépendante comme s’il s’agissait de découvertes, de faits établis, alors qu’il est extrêmement fréquent que les résultats d’études préliminaires s’avèrent être des artefacts (dus par exemple à un biais d’échantillonnage ou liés à la méthodologie employée), ou que plusieurs études allant dans le même sens soient toutes issues d’un seul groupe de chercheurs poursuivant un objectif particulier. Les connaisseurs d’un domaine qui lisent les articles scientifiques s’y rapportant sont conscients du niveau de preuve plus ou moins haut des résultats qui y sont exposés. Il est gravement mensonger de laisser croire que dès lors que quelque chose est écrit dans un article scientifique, cela signifie que c’est “scientifiquement validé”.

      2) Invisibilisation du débat scientifique : ça consiste à ne piocher dans la littérature scientifique, lorsqu’elle n’est pas univoque, que les articles qui accréditent la théorie qu’on a envie de promouvoir. C’est une pratique courante dans la littérature scientifique elle-même et bien connue de ceux qui sont habitués à la lire. Là encore c’est en aval que se situe le problème, lorsque des vulgarisateurs font de même tout en prétendant exposer au grand public de manière objective l’état des connaissances sur un sujet.

      3) Déformation des résultats exposés dans les articles scientifiques : généralisation abusive, extrapolation tendancieuse, transformation d’une corrélation en lien de causalité,…, la liste est longue des façons dont on peut rendre compte de faits en les distordant. Pour en revenir à votre remarque sur la variabilité individuelle, une distorsion très courante quand il s’agit des différences hommes-femmes consiste présenter de manière dichotomique “l’homme” et “la femme” sur la base d’études qui montrent en fait une grande varibilité intra-sexe et un très large recouvrement des caractéristiques des deux sexes. C’est comme si on disait, par exemple, “dans l’espèce humaine, l’homme travaille à l’extérieur, la femme reste au foyer”, ou encore “l’homme mesure 1m78, la femme mesure 1m68”.

  2. En complément de la remarque ci-dessus (a2144192), il n’y a pas que dans les ouvrages de vulgarisation que le résultat d’une recherche soit déformée :
    Extrait de l’article de Pierre Barthélémy sur l’affaire Stapel,
    http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2012/12/09/le-scandale-stapel-ou-comment-un-homme-seul-a-dupe-le-systeme-scientifique/

    “Sans vouloir chercher d’excuse aux chercheurs, les commissions d’enquête notent que les relecteurs des revues scientifiques ont souvent encouragé des pratiques irrégulières, notamment en demandant aux auteurs que certaines variables soient retirées des articles pour que la lecture en soit plus fluide et le raisonnement plus “cohérent”. Une incitation, donc, à passer sous silence les résultats n’allant pas dans le bon sens ou les expériences n’ayant pas mis en évidence l’effet escompté, comme si cette absence de résultat n’était pas un résultat en soi ! “Il n’était pas rare, lit-on sous la plume impitoyable des auteurs du rapport, qui ont interrogé tous les chercheurs impliqués dans l’affaire, que les revues plaident fortement en faveur de sujets intéressants, élégants, concis et irrésistibles, sans doute aux dépens de la rigueur scientifique.”

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